Libération. 24 Septembre 2004.
Messieurs le président George W. Bush et le sénateur John Kerry. Le 2 novembre, l’un d’entre vous sera élu président des Etats-Unis. En raison de la puissance exercée par votre grand pays bien au-delà de ses frontières, des milliards de femmes et d’hommes qui ne sont pas conviés à voter seront profondément affectés par le choix effectué par les électeurs américains.
Nous, membres du Collegium international éthique, c’est en tant que citoyens de la planète, électeurs sans bulletin de vote, que nous vous adressons cette lettre. Nous vous demandons de prendre en compte le fait qu’en cette nouvelle ère d’interdépendance qui est la nôtre, où les élections s’arrêtent encore aux frontières, mais leurs conséquences les dépassent, vos responsabilités ne s’exercent plus seulement envers les Etats-Unis et le peuple américain mais aussi vis-à-vis du monde entier.
Du réchauffement planétaire au marché mondial, du crime internationalisé à la technologie, l’interdépendance est généralisée dans notre monde. C’est cependant le terrorisme qui a mis au jour la fatale interdépendance qui caractérise notre vingt et unième siècle. Les abominables attaques du 11 septembre 2001, comme celles qui ont suivi à Casablanca, Bali, Madrid ou ailleurs, ont suscité condamnation et sympathie unanimes dans le monde entier, et ont aussi montré qu’aucune nation n’est plus apte à préserver, à elle seule, sa sécurité intérieure et sa souveraineté.
Les réalités de l’interdépendance nous imposent de réaliser ses promesses positives par la mise en place d’une architecture mondiale qui assure une pleine équité dans la répartition des ressources économiques, des bénéfices sociaux et du développement humain. Dans ce contexte, les Etats-Unis doivent reconnaître les besoins et principes fondamentaux que notre Collegium a mis au coeur de ses préoccupations :
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la nécessité que la démocratie s’instaure à l’échelle planétaire pour que les souverainetés populaires puissent dompter les forces anarchiques mondiales qui échappent à la maîtrise des nations, et que la diversité et l’égalité des cultures démocratiques et des civilisations soit assurée ;
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la nécessité de reconnaître les biens publics de notre monde, et de les protéger comme patrimoine commun, qu’il s’agisse des biens immatériels comme l’accès aux connaissances, des technologies de l’information et de la communication, ou des ressources non renouvelables telles que l’eau potable et les énergies fossiles ;
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la nécessité de formuler et d’établir des valeurs communes et interdépendantes, qui puissent servir de rempart contre le cynisme et le relativisme, valeurs dont la définition ne peut passer que par le dialogue entre cultures et civilisations et par la délibération démocratique ;
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la nécessité d’affirmer que les libertés politiques sont inséparables de la définition de droits économiques, sociaux, et culturels dont la portée s’étende à travers les cultures et les générations.
Nous pensons vous avoir ainsi exprimé les préoccupations fondamentales des citoyens du monde qui devront vivre avec les conséquences du leadership américain sans avoir pu prendre part au vote. Nous sommes en même temps conscients qu’en tant que leaders de votre grande nation, vous êtes également porteurs d’espoir, capables d’utiliser le pouvoir que vous a conféré le peuple américain pour en faire profiter le genre humain tout entier. Les Etats-Unis ne trouveront pas la paix et la justice sans coopérer de manière multilatérale avec le reste du monde et ses institutions internationales, mais nous savons aussi que le monde ne connaîtra ni paix ni justice sans l’implication des Etats-Unis.
C’est dans cet esprit que nous vous demandons de lire cette lettre ˇ même si vous n’avez d’obligation légale qu’envers les seuls citoyens de votre pays ˇ et d’offrir aux citoyens de la planète (vos électeurs invisibles) une réponse réfléchie. Vous pouvez être sûrs qu’elle sera saluée avec la reconnaissance due à ceux qui vont au-delà de leurs responsabilités politiques pour englober les responsabilités éthiques d’hommes d’Etat, et qui, le faisant, reconnaissent la réalité de l’interdépendance et la transforment en espérance.
Les signataires
Milan Kucan, ancien président de la Slovénie, et Michel Rocard, ancien Premier ministre de la France, coprésidents du Collegium international.
Andreas Van Agt, ancien Premier ministre des Pays-Bas ; Henri Atlan, bio-physicien et philosophe, France ; Lloyd Axworthy, président de l’université de Winnipeg, ancien ministre des Affaires étrangères, Canada ; Fernando Henrique Cardoso, ancien président du Brésil ; Manuel Castells, sociologue, Espagne ; Mireille Delmas-Marty, professeur de droit, Collège de France ; Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération helvétique ; Gareth Evans, président de l’ICG, ancien ministre des Affaires étrangères, Australie ; Malcolm Fraser, président de l’InterAction Council, ancien Premier ministre, Australie ; Bronislaw Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères, Pologne ; Bacharuddin Jusuf Habibie, ancien président de l’Indonésie ; S.A.R. Hassan bin Tallal, Jordanie ; Vaclav Havel, ancien président de la République tchèque ; Stéphane Hessel, ambassadeur de France ; Alpha Oumar Konaré, ancien président du Mali ; Claudio Magris, écrivain, Italie ; Edgar Morin, philosophe, France ; Sadako Ogata, ancien Haut Commissaire pour les réfugiés aux Nations Unies, présidente de l’Agence de coopération internationale du Japon ; Jacques Robin, philosophe, fondateur de «Transversales», France ; Mary Robinson, ancien Haut Commissaire des Nations Unies pour les Droits de l’homme, ancienne présidente de l’Irlande ; Wolfgang Sachs, économiste, Allemagne ; Mohamed Sahnoun, ambassadeur de l’Algérie ; George Vassiliou, ancien président de la République de Chypre ; Richard von Weizsäcker, ancien président de la République fédérale d’Allemagne ; Huanming Yang, directeur et professeur, Institut du génome de Pékin, Chine.