Malgré le tapage médiatique sur les révolutions technologiques en cours dans tous les domaines (santé, TIC, mobilité…), ceux qui sont en charge de prendre les décisions pour le futur, peinent encore à voir d’un point de vue systémique la transition fulgurante en cours. Celle-ci trouve sa source dans la révolution numérique et n’est pas seulement technologique. Elle ne se contente pas de fournir de nouvelles opportunités techniques au travers de nouveaux terminaux, de nouvelles techniques de soins, de procréation, de production, au travers de nouveaux univers hyper-médiatiques, de nouvelles formes de connexion entre les objets, entre les hommes. Cette révolution technoscientifique poursuit inexorablement son autonomisation. Elle passe du statut d’objet contemporain inséré dans un tissu socioculturel et socioéconomique, à celui de sujet contemporain, surdéterminant une révolution tellement large que l’on peut la qualifier sans risque d’anthropologique. Certes, cette transition est estompée par l’urgence des bouleversements géopolitiques et les crises financières, mais en même temps, elle n’en n’est pas complètement indépendante. Cette fulgurance apparente provient d’une combinaison de trois actants. Le premier est la révolution technoscientifique sans précédent que nous vivons et qui s’appuie sur une capacité incommensurable de traitement, de stockage et d’échange des données numérisées (100 millions de fois mille milliards d’opérations par seconde pour l’ordinateur quantique). Le second, c’est le basculement dans un nouveau paradigme des modes de coopération entre les hommes et les machines. Le troisième, c’est la transition de l’économie productive vers l’économie créative. Il s’agit en fait d’un bouleversement « systémique », chacun des trois actants se renforçant dans les deux autres et réciproquement. Ce basculement dans un nouveau paradigme des modes de coopération concerne les modes de conception et de fonctionnement des divers systèmes de coopération au sens large. Il s’agit là de la coopération entre les hommes (systèmes organisés, communautés, institutions, groupes informels, etc.), entre les hommes et les objets (relations hommes-machines au sein d’un environnement « intelligent » d’objets) et entre les objets eux-mêmes. C’est une nouvelle façon d’appréhender et de gérer la complexité qui est en marche. Une nouvelle façon d’exercer sa rationalité qui émerge. Pendant l’ère industrielle, on modélisait principalement les systèmes complexes (techniques et organisationnels) sous forme arborescente (organigramme, découpage en éléments simples, etc.) ou de flux linéaires (processus, chaînes de productions, etc.). Ce mode de pensée cède le pas, de façon rapide et générale, au mode coopératif maillé et réparti. Chaque élément du système est à la fois client et serveur, source et destination. L’intelligence globale n’est plus concentrée dans un serveur central qui collecte et distribue les données une fois traitées. Une capacité globale de traitement et de stockage de l’information est répartie en réseau. Elle produit une intelligence dite de réseau. C’est la convergence globale vers le mode internet. La structure même des savoirs, linéaire, arborescente, reliée en chapitres et paragraphes, cède le pas à un savoir en réseau. Ceci nous fait passer de la reliure, séparant clairement l’auteur du lecteur, le sachant de l’apprenant, à la reliance, c’est-à-dire un tissu de liens signifiants bâti par le lecteur devenant partiellement producteur de son propre savoir, navigant dans un espace hypermédia de contenus. Ce déplacement d’ordre épistémologique est encore plus global avec l’émergence du consommateur auteur et même concepteur (imprimante 3D), du citoyen/producteur, du salarié coproducteur d’innovation… Cette convergence internet s’applique à tous les étages de notre activité humaine. Cette transition fulgurante modifie alors brutalement la place de l’homme dans les systèmes organisés, l’appelant à être davantage porteur d’une part d’universel dans chacun de ses actes au sein de communautés interconnectées. L’homme n’est plus seulement client de serveurs de données et d’informations, il est à la fois source et destinataire de celles-ci. La notion même de société organisée est déplacée. L’exercice de la subjectivité et de l’imaginaire pourrait être bouleversé et poser également la question du devenir du sujet, venant en même temps révolutionner les cadres d’exercice de la liberté de choix et de conscience. La relation au corps est elle-même bouleversée. La technologie ne se contente plus de prolonger l’homme en augmentant la performance de ses gestes (son bras, sa mémoire, son intelligence logico-mathématique) et ce tout en préservant son intégrité physique et mentale. Elle l’envahit de l’intérieur pour l’augmenter, le connecter. Elle passe d’un statut exogène à un statut endogène.
La relation aux territoires vit le même sort. On peut dire par l’effondrement du poids de la distance physique dans la constitution des agrégats sociaux, culturels et économiques, que nous sommes à la veille d’un crépuscule des lieux que toutes les formes de gouvernances territoriales doivent prendre en compte afin de se réinventer.
L’onde de choc de cette transition franchit toutes les frontières. Celles des Etats comme celles des disciplines, celles des territoires comme celles des cultures, venant en même temps transformer tous les systèmes de représentation. Nous entrons dans l’ère de l’inédit qui nous fait courir le risque d’une cécité collective tant l’analyse historique a fondé la plupart des sciences humaines.
Il est plus que temps de changer nos outils de navigation dans le temps, basés sur des cartes patiemment tracées et actualisées au cours des siècles et sensées nous aider à nous diriger, à faire les bons choix. Il faut que partout et en tout lieu naissent de nouveaux espaces de partage, d’interpellation, de veille collective, de rencontres improbables, de co-fabrication de nouvelles formes sociales, culturelles et économiques pour tenter de réduire autant que possible cet angle mort et de continuer d’avancer dans ce futur de l’inédit et nous donner une chance de prendre le temps de repérer collectivement les invariants, ce qui fonde notre humanité.
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