Plaidoyer pour une interdépendance mondial
Genève, décembre 2018
Préambule
En ces temps dits de l’Anthropocène où l’Humanité devient une force tellurique capable d’influencer l’avenir de la Terre Mère (Pachamama), elle devrait se donner les moyens d’influencer son propre avenir. Telle est l’ambition de la Charte d’Interdépendance proposée par le Collegium international.
Dans le prolongement des rencontres d’experts, des conférences et des réunions de travail du Collegium International avec divers instances et notamment l’Organisation des Nations Unies, le constat que les interdépendances sont accrues par le processus intensifié de mondialisation s’est imposé comme une évidence ; et la nécessité de les réguler par une gouvernance appropriée est apparue comme une urgence brutale pour maintenir le bateau-monde à flot. On ne pourra cependant pas avancer sans que le diagnostic soit suivi d’une réflexion sur les mesures à prendre pour améliorer la gouvernance mondiale, étatique et sociétale.
Le diagnostic est résumé ainsi par Edgar Morin, Président d’Honneur du Collegium: Le vaisseau spatial Terre, continue à toute vitesse sa course dans un processus à trois visages : mondialisation, occidentalisation, développement. Tout est désormais interdépendant, mais tout est en même temps séparé. L’unification techno-économique du globe s’accompagne de conflits ethniques, religieux, politiques, de convulsions économiques, de la dégradation de la biosphère, de la crise des civilisations traditionnelles, mais aussi de la modernité. Une multiplicité de crises est ainsi enchevêtrée dans la grande crise de l'humanité, qui n'arrive pas à devenir l'humanité ».
Les réflexions du Collegium sur la gouvernance se situent au carrefour du droit, de la macro-économie, de la science et de la philosophie, utilisant une sorte de boîte à outils conceptuelle (celle d’un Max Weber ou d’un Karl Popper à une autre époque, ou bien aujourd’hui, celles, notamment, d’Edgar Morin, Peter Sloterdijk, ou Mireille Delmas-Marty...). Plus largement, elles s’inspirent aussi de la littérature et la poésie (Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau), voire de la création artistique (projet d’une boussole à la fois sculpture et manifeste. Paul Virilio et Heiner Muller disaient à l’époque que pour « le monde tel qu’il est devenu, il n’y a qu’un dramaturge qui puisse le comprendre… ». Aujourd’hui c’est difficile, même pour un dramaturge. C’est pourquoi le Collegium International propose une nouvelle grille pour tenter de comprendre, et si possible de réguler, les évènements du monde.
Depuis sa création en 2002, le Collegium travaille sur le concept d’interdépendance solidaire et responsable et son application à une gouvernance mondiale qui ne saurait être conçue sur le seul modèle étatique, mais englobe les acteurs supraétatiques et transétatiques, publics (Collectivités territoriales et Organisations internationales) ou privés (Entreprises transnationales, ETN), et la société civile. Il a repris les fondamentaux intellectuels qui font sa raison d’être, tels que : l’interdisciplinarité promue par le « Groupe des Dix », « La pensée complexe » d’Edgar Morin ; « L’écologie mentale » de l’école Palo Alto, l’ouvrage « Les trois écologies » de Félix Guattari, la pensée de Peter Sloterdijk ; ou encore, dans le champ juridique, le « Pluralisme ordonné » de Mireille Delmas-Marty. À ce travail théorique le Collegium ajoute l’expérience et l’expertise des hommes et des femmes politiques qui l’accompagnent depuis sa création, notamment Michel Rocard, Milan Kučan (à l’époque Président de La République de Slovénie), Anna Lindt, FH Cardoso, Mary Robinson, Helmut Schmidt, Alpha Oumar Konaré, Ruth Dreifus, Richard Von Weizsäcker, Danilo Türk, ainsi qu’aujourd’hui Jacques Toubon et Pascal Lamy. Les diverses rencontres, conférences et documents, ont également éclairé les questions du multilatéralisme et sur l’Organisation des Nations Unies, avec Stéphane Hessel, Michael W. Doyle, Bernard Miyet, William vanden Heuvel, et à plusieurs occasions Kofi Annan et Michael Møller.
Illustrant la Politique de civilisation et L’éloge de la métamorphose d’Edgar Morin, la métamorphose se traduit notamment : pour les Etats par la distinction conceptuelle de Mireille Delmas-Marty entre la souveraineté solitaire et leur souveraineté solidaire ; pour les ETN par le durcissement de la responsabilité sociale et environnementale. Elle suppose des objectifs communs (protéger les biens publics mondiaux et anticiper les évolutions (climatiques et environnementales, démographiques et migratoires,…) et des responsabilités communes mais différenciées.
En somme notre Appel invite à concevoir et construire ensemble une communauté mondiale de destin.
Trois principes pour une interdépendance mondial
Les interdépendances sont d’abord un fait, de moins en moins contestable à mesure qu’elles deviennent plus visibles et plus diversifiées : entre collectifs humains (tribus, Etats, groupes d’Etats, Entreprises transnationales ETN) ; entre humains présents et générations futures ; entre humains et vivants non humains; voire entre « sujets » humains et objets « intelligents ». Elles ont fait l’objet d’une reconnaissance juridique au sommet de la Terre (Rio 1992): « La terre forme un tout marqué par les interdépendances ». Après cette entrée plutôt discrète, on les retrouve dans de nombreux projets.
En 2005,déjà, une « Déclaration d’interdépendance » avait été présentée aux institutions onusiennes. Elle était rédigée autour de Mireille Delmas-Marty, Michel Rocard, Milan Kučan et Stéphane Hessel, endossée par les autres membres du Collegium International.
Pendant les dix années qui ont suivi, les projets se sont multipliés, notamment en 2011 une « Déclaration universelle des responsabilités humaines » ; en 2015 une « Déclaration des droits de l’humanité » ; en 2015 l’Accord de Paris sur le climat souligne « le caractère planétaire des menaces à la communauté de la vie sur terre » et le devoir de coopération qui en résulte pour les Etats. Il sera suivi en 2017 du Livre blanc Vers un Pacte mondial pour l’environnement (Club des juristes) qui évoque ce préambule. Enfin une surprenante « Déclaration des poètes » est publiée la même année par Patrick Chamoiseau qui reprend le beau terme de « mondialité » lancé par Edouard Glissant [1] pour désigner « ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé », cet inattendu humain « qui refuse de déserter le monde ».
Une telle effervescence n’est pas surprenante car il s’agit d’une véritable révolution : tel Copernic découvrant que la terre n’est pas au centre du système solaire, nous découvrons que l’humain n’est pas au centre de la terre. Les humains ne sont pas les propriétaires de la nature mais des composantes de l’écosystème. Mais quand on cherche à organiser les réponses aux interdépendances, il faut bien reconnaître que seuls les humains (doués de « raison » et de « conscience » selon l’art. 1 DUDH) sont responsables. Leur relation avec les vivants non humains est asymétrique et sans réciprocité. C’est donc aux seuls humains qu’il revient de s’engager sur une véritable « Charte d’Interdépendance » proposant trois principes d’action.
1. Préserver les différences
La mondialité n’est pas l’uniformité. Tout au contraire elle reconnaît les différences et s’en nourrit, refusant l’uniformisation sur un modèle unique hégémonique redouté de tout temps. Kant craignait déjà une République universelle qui devait selon lui conduire au despotisme le plus effroyable. Un siècle plus tard Tocqueville imagine que le despotisme en démocratie infantilisera les humains au point de les transformer en troupeaux d’animaux dociles. Mais il n’avait pas envisagé la révolution numérique qui met au service de son despotisme « doux », auquel chacun participe spontanément, des moyens de surveillance de masse, alimentés par les big data que nous contribuons, plus ou moins consciemment, à alimenter, alors que ces données de masse sont traitées par des algorithmes qui nous échappent à mesure que l’intelligence artificielle progresse et s’autonomise. Serait-ce l’avènement d’une autre forme uniformisante, le despotisme numérique ?
En revanche la mondialité est à la fois multiple et unique : « multiple », elle implique un certain pluralisme, mais « unique », elle ne se contente pas de juxtaposer des différences et appelle un ordonnancement commun. En ce sens la mondialité est proche du « pluralisme ordonné » [2] qui rapproche les différences sans les supprimer, harmonise la diversité sans la détruire et pluralise l’universel sans le remplacer par le relatif : pour qu’il y ait du commun il faut qu’il reste des différences, mais qu’elles deviennent compatibles.
Pour rendre les différences compatibles, la mondialité peut s’appuyer sur deux dispositifs de droit international : l’article 1er de la DUDH déjà évoqué qui érige l’égale dignité des êtres humains en principe universel et l’article 1er de la Déclaration de l’Unesco sur la diversité culturelle adoptée en novembre 2001 dans le climat tragique des attentats du 11 septembre 2001 (et repris dans la Convention de 2005) qui qualifie la diversité culturelle de « patrimoine commun de l’humanité ». L’article 4 de la Déclaration Unesco, en précisant que « nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée », indique une direction mais ne dit pas comment faire pour l’atteindre.
Il faut donc une méthode pour déterminer le seuil de compatibilité qui, sans imposer une rupture totale avec la tradition, permette de la concilier avec un universalisme assoupli. Inventée par la Cour européenne des droits de l’homme, la notion de « marge nationale d’appréciation » permet à la fois de reconnaître des principes communs et d’admettre une marge de différenciation dans leur mise en œuvre, mais ce n’est qu’une marge qui ne doit pas dépasser un certain seuil pour rester « compatible » avec les principes communs.
Dans une publication posthume [3] le penseur tunisien Abdelwahab Meddeb suggère que cette notion de « compatibilité », plus souple que celle de « conformité », permettrait de préserver une marge nationale dont l’ampleur dépendrait du « seuil de compatibilité » et des critères qui le déterminent. Considérant qu’une question analogue se pose à présent en pays d’Islam, il rappelle qu’au tournant entre 19ème et 20ème siècle, Kang Youwei, intellectuel chinois formé à l’académie de l’Océan d’érudition, puis exilé au Japon comme réformiste, restait partisan d’une conciliation tandis que son disciple Liang Qichao préconisait la rupture. C’est dire l’importance des droits culturels dans cette « conciliation des inconciliables » qui est sans doute l’une des clés d’une mondialité apaisée. D’autant que cette méthode pourrait trouver un appui dans le deuxième principe.
2. Promouvoir des solidarités
Les solidarités relèvent d’une gouvernance commune, mais laquelle ? A mesure que la mondialisation se propage, la séparation démocratique entre les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) semble de moins en moins transposable à l’échelle du monde. En revanche des contrepouvoirs semblent venir des acteurs non étatiques, en particulier des acteurs privés. Comme les conférences sur le climat le démontrent, et comme les récents projets le confirment (Pacte mondial sur les migrations ou convention modèle sur les mobilités humaines), participent désormais à la gouvernance du monde non seulement les pouvoirs politiques (Etats et organisations internationales) et économiques (ETN), mais encore les savoirs scientifiques (savoir des savants) et les vouloirs civiques organisés à l’échelle mondiale (ONG ou syndicats).
Mais cette « Gouvernance SVP » (Savoir, Vouloir, Pouvoirs) appelle aussi, de façon paradoxale, une reterritorialisation : « Agis en ton lieu, pense avec le Monde », disait Glissant. Pour agir en chaque lieu, il faut associer aux Etats les réseaux horizontaux des collectivités territoriales (régions et villes). De même faut-il associer aux savoirs scientifiques des savants les savoirs expérimentaux des « sachants », de ceux qui vivent au quotidien les effets de la mondialisation, comme les travailleurs, les peuples autochtones ou les populations les plus démunies (ce sont souvent les mêmes). Enfin les vouloirs des citoyens devront être exercés à tous les niveaux, du village à la cité et jusque dans les « Hyperlieux » qui fonctionnent à toutes les échelles à la fois [4].
La pluralité (des lieux comme des temporalités) et la diversité des acteurs, pourrait être les caractéristiques d’une mondialité apaisée. A condition de garder une cohérence d’ensemble, ce qui suppose que une répartition des responsabilités reposant sur des objectifs communs qui donnent cohérence et une différenciation pour respecter pluralité et diversité.
3. Répartir les responsabilités
Pour que l’ensemble soit cohérent, il faut répartir les responsabilités à partir d’objectifs communs. Le préambule de la Charte devrait donc s’ouvrir sur une énumération de ces objectifs comportant notamment :
-
les objectifs qui résultent de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Sommet de la terre et de la Charte de la Terre-Mère (2000), de la Convention Unesco sur la diversité culturelle « patrimoine commun de l’humanité » (2005) ;
-
les 8 objectifs du Millénaire pour le développement principalement axés sur la lutte contre la pauvreté (OMD, SG ONU, 2000) et les 17 objectifs du développement durable (ODD, 2015) ;
-
En outre nous proposons, à l’occasion du 70ème anniversaire de la DUDH, d’ajouter 2 objectifs particulièrement nécessaires à notre siècle: « l’hospitalité universelle » et « la misère hors la loi ».
A partir de ces objectifs généraux, des objectifs spécifiques, qualitatifs et quantitatifs, doivent pour chaque thème préciser les responsabilités des Etats en indiquant les critères de différenciation (voir pour le climat l’Accord de Paris et pour les migrations le Pacte global et le projet de convention, 2017). Répartir les responsabilités implique en effet de les adapter à un monde interdépendant sans renoncer aux différences, donc de transformer la souveraineté solitaire des États en souveraineté solidaire dont la mise en œuvre varie selon le contexte de chaque Etat (responsabilités « communes mais différenciées »).
Il faudrait en outre préciser les responsabilités des acteurs non étatiques quand ils exercent un pouvoir global. Ainsi pour les ETN la « responsabilité sociale et environnementale » (RSE) conduit à élargir la notion d’intérêt social à certaines formes d’intérêt général (cf Global Compact, SG Onu, 2000 [5] ). Il s’agit d’engagements spontanés (soft law) qui restent à durcir en les rendant obligatoires et en sanctionnant les transgressions comme certains tribunaux, nationaux et internationaux, ont commencé à le faire. Simultanément des lois, comme la loi française de 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales et sous-traitants, contribuent à ce durcissement.
En conclusion, dans ce monde en transition, la mondialisation reste fragmentée et inachevée et les signaux d’alerte se multiplient. Tels des vigies, les lanceurs d’alerte veillent à l’avant du navire pour que la dignité humaine soit respectée, que la Terre-Mère reste habitable et le Jardin planétaire vivant [6]. Mais pour éviter à l’Humanité d’entrer dans un « pot au noir » qui présagerait la paralysie ou le naufrage [7], il faut des instruments, notamment juridiques.
La Charte d’Interdépendance n’est pas une utopie, mais une urgence. Face à une réalité déjà perceptible, elle serait un instrument de navigation, d’ailleurs perfectible car cette charte a été conçue comme interactive et évolutive.
Adaptée à notre Humanité à la fois unique et multiple, cette Charte n’oppose pas la diversité à l’unité, le différent au commun, le relatif à l’universel. Elle se sert du droit comme d’une boussole afin de rendre compatibles les différences et répartir les responsabilités de façon différenciée. C’est la condition d’une mondialité apaisée qui ne prétend garantir ni la Paix perpétuelle imaginée par Emanuel Kant, ni la Grande paix des Classiques chinois, mais plus modestement préparer le cheminement vers une paix toujours réinventée.
Le Collegium International entreprend ainsi aujourd’hui la création d’une CHARTE D’INTERDEPENDANCE réalisée comme un Appel solennel aux Nations Unies et à son Secrétaire Général, qui a, d’ailleurs, déjà fait part de son soutien à ce projet.
Par cet évènement du 17 décembre 2018, le Collegium a pour ambition de favoriser la prise de conscience politique, au niveau international, des intérêts supérieurs de l’humanité dans un cadre respectueux de la diversité et de la sagesse des diverses traditions culturelles, par la mobilisation des représentants de la société civile et des autorités morales, intellectuelles et scientifiques.
Il importe de renouer avec le souffle pionnier de la Charte des Nations Unies, dans l’esprit du «Nous les peuples …». Telle est l’ambition de cette « Charte d’Interdépendance » destinée à renforcer la prise de conscience de la nécessité d’une gouvernance mondiale malmenée depuis trois décennies et dont les carences pourraient avoir des conséquences catastrophiques sur l’avenir de notre planète.
Dans la mesure où seule une approche pluridisciplinaire peut permettre d’affronter les dérèglements et les menaces, le lancement d’un Appel solennel en faveur de la rédaction et de l’adoption d’une telle Charte constitue une étape essentielle, avant sa présentation devant les nations réunies en Assemblée Générale.
[1] Edouard Glissant La cohée du Lamentin, Gallimard 2005, Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Seuil, 2017
[2] M. Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006.
[3] Abdelwahab Meddeb « Le droit et la Sharî’a », in Le temps des inconciliables, Contre-prêches 2, 2017, p. 227
[4] Michel Lussault, Hyperlieux, Seuil 2016
[5] cf Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises, PACTE lancé en France, oct. 2017
[6] Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage, éd Sujet/Objet, 2004.
[7] M. Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, Seuil, 2016.