Libération, 28 Février 2003. Par Milan Kucan
“L’Europe reste divisée, davantage peut-être qu’avant la chute du Mur,et les plus grandes victimes sont précisément les pays qui ont déjà souffert de la guerre froide.”
Publié dans le quotidien LibérationPar Milan KUCAN, édition du vendredi 28 février 2003.
La grisaille des années, dans notre mémoire, n’a pas encore voilé les images animées des foules sur le mur de Berlin qui, les mains nues, en arrachaient les briques. Immense était alors l’enthousiasme des Européens. Il était particulièrement prononcé chez les peuples qui, après la Seconde Guerre mondiale, se sont retrouvés à l’est du rideau de fer, dans le bloc idéologique et politique du communisme soviétique et sous l’hégémonie politique d’un grand Etat. Nombre d’entre eux avaient été arrachés avec violence à leur espace traditionnel de civilisation occidentale centre-européenne, au sein duquel, à travers l’histoire, ils se sont forgés culturellement et politiquement, en peuples et en nations modernes. L’Europe, divisée en deux blocs, a interrompu leur histoire. La fin de la division bipolaire du monde qui avait causé à l’homme tant de maux était, pour ces pays, la promesse du retour dans leur milieu de civilisation traditionnel, spirituel et culturel.
Immense était l’enthousiasme des peuples de l’Est pour faire face à chaque effort nécessaire en vue de compenser la privation historique, de surmonter, dès que possible, la distance historique et de s’ouvrir la porte des institutions et de l’intégration européennes. D’où le si grand désir de ces pays d’adhérer au Conseil de l’Europe, à l’Union européenne et à l’Otan. Peut-être n’ont-ils pas saisi que les institutions européennes étaient déjà quelque peu fatiguées. Qu’à l’intérieur existaient une certaine routine et inertie, que les rapports entre les pays devenaient pragmatiques et qu’ils s’accrochaient de moins en moins à l’idée et aux valeurs de l’intégration européenne. Et qu’il restait encore beaucoup de pas à faire pour créer l’âme européenne. Peut-être ont-ils, dans leurs attentes et leur grand désir, nourri des illusions, en tout cas aussi beaucoup d’idéalisme.
En tant qu’Européen et Slovène, le citoyen d’un des plus petits pays européens, qui autrefois faisait partie de l’ex-Yougoslavie et qui a vécu tous ces changements, y compris la dissolution violente d’un Etat commun d’autrefois face à laquelle l’Europe assistait impuissante, et y ayant participé de manière active, j’ai porté dans le plus profond de ma conviction cette expérience, cet idéalisme et probablement aussi quelques illusions sur l’avenir. Ces dernières semaines, il semble que toutes ces réflexions sur l’unification de l’Europe et sur sa nécessité historique, ses enjeux et valeurs éthiques, sur son assemblage dans la réalité du monde globalisé, sont facilement poussées à l’arrière-plan.
La crise irakienne, en tant que problème politique mondial clé, a montré combien l’idée de l’unification européenne est toujours fragile et sa mise en oeuvre vulnérable et difficile. Le temps de l’eurocentrisme, lorsque l’Europe, avec sa civili sation, marquait le monde en bien comme en mal, est définitivement derrière nous. D’autres centres de pouvoir se sont affirmés, avant tout les Etats-Unis, mais de plus en plus également la Chine, l’Inde, le monde musulman et, tôt ou tard aussi l’Afrique et l’Amérique latine. Le moment historique exige que toutes les civilisations trouvent une façon de coexister. Un dialogue, dans lequel, nonobstant la difficulté de la tâche, on devra chercher les plus petits dénominateurs d’intérêt partagé, notamment les valeurs et bases éthiques, sur lesquels il est possible d’établir une responsabilité pour l’avenir de l’humanité et de la planète en général. Personne ne peut accepter les valeurs d’autrui comme des modèles. Sinon ce serait l’hégémonisme éthique et spirituel auquel notre civilisation euro-américaine n’a pas encore réussi à se déshabituer tout à fait et que les autres civilisations, dans une grande mesure, vivent comme tel et, par conséquent, refusent. Cela est particulièrement évident dans notre rapport à l’islam et, de plus en plus, aussi envers la Chine.
L’Europe et les Etats-Unis sont-ils prêts à entamer un tel dialogue ? L’Europe est-elle capable de parler d’une seule voix, forte et responsable, des questions fondamentales de l’humanité, concernant le développement, la guerre et la paix, les divisions sociales et celles relevant du développement, de la sécurité, de l’écologie ? Est-elle capable de trouver, lorsque cela est indispensable, une entente avec l’Amérique qui lui paraît être la plus proche ? Se rend-elle suffisamment compte de la responsabilité qui lui incombe ? Se rend-on compte enfin de cette responsabilité de l’autre côté de l’Atlantique ? La crise irakienne et ses suites apportent une réponse plutôt négative que positive.
Personne ne veut la guerre, c’est certain. Tel est, du moins, le message de la raison sobre et responsable. Comment s’assurer que l’Irak désarme ? C’est sur cette question que le monde s’est divisé, que l’Europe et les Etats-Unis se sont divisés et, ce qui est particulièrement inquiétant, l’Europe même s’est divisée. Les Etats-Unis ont leur propre position, l’Europe ne l’a pas. Une partie de l’Europe suit le raisonnement des Etats-Unis, sans avoir même essayé de vérifier la possibilité de formuler une position commune. S’allier en vue d’obtenir une voix commune, unie, n’est de toute évidence pas encore devenu, nulle part en Europe, un réflexe conditionné. La déclaration des Huit a contourné l’Allemagne et la France qui ne sont pas d’accord avec les Etats-Unis. Cette déclaration a été suivie de celle des dix pays, dit groupe de Vilnius. Ce n’est qu’ensuite que l’Union européenne a essayé de formuler sa position commune, mais sans les pays candidats. Ceux-ci ont été juste informés des positions communes.
L’Europe reste divisée, davantage peut-être qu’avant la chute du mur de Berlin. Et avec des conséquences de long terme. Ce clivage s’est manifesté sur un dilemme imposé, tant il est vrai qu’il ne devrait pas être si difficile de formuler une position commune sur la question du désarmement de l’Irak, étant donné que le problème était connu depuis longtemps. La division apparue est tout à fait artificielle entre «nouvelle» et «vieille» Europe. La nouvelle Europe, ce ne peut être que tous les pays européens, liés entre eux en une communauté démocratique ayant les mêmes valeurs éthiques et la même responsabilité, et pas une Europe dans laquelle un groupe de pays, constitué tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, sera toujours opposé à l’autre groupe.
Les plus grandes victimes de cette séparation européenne sont précisément les pays qui ont déjà souffert de la division en zones d’intérêt et de la guerre froide. Ils n’ont pas encore parcouru jusqu’au bout le chemin menant à l’intégration européenne. Leurs espérances et leurs attentes ne sont pas encore accomplies. Ils continuent de souhaiter adhérer à l’UE et à l’Otan. Pour eux et pour l’Europe, c’est là l’assurance que leur passé est définitivement devenu le passé.
Mais la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, voire des pays candidats à l’adhésion, sont déchirés entre les exigences et attentes des Etats-Unis et, de l’autre côté, des grands pays européens voulant qu’ils soutiennent leurs positions. C’est cela qui est le plus contestable, politiquement myope, le moins éthique et, à long terme, le plus nocif. Comme si l’on exigeait de l’enfant de renoncer à l’un de ses parents. En fait, à ces pays on ne demande pas de se prononcer sur l’abus des armes de destruction massive, mais on leur demande de se prononcer entre les positions des Etats-Unis et celles des pays européens les plus influents. Le prix de l’incapacité au dialogue sera payé par ceux qui n’ont ni de pouvoir, ni de moyens pour se révolter contre ce chantage.
Il est bien connu que ces pays continuent à chercher une garantie solide de leur sécurité et, pour cette raison, ressentent le besoin de chercher un abri sous la plus forte organisation de sécurité et de défense. Le vocabulaire adopté des deux côtés – j’y compte l’avertissement de Paris pas suffisamment pondéré – a malheureusement montré la réalité qui est très loin de celle désirée. Est-ce vrai que les uns ont plus de droits que les autres, les uns plus de responsabilités que les autres ? Ne sont-ce que les uns qui peuvent réfléchir et décider et les autres qui ne peuvent qu’être d’accord ? Les uns peuvent-ils parler et les autres seulement écouter et se taire ? C’est la logique qu’on croyait avoir laissée pour toujours sur les décombres du mur de Berlin. Si la réalité est que le pays qui se prononce avant l’adoption de la position commune n’est pas bienvenu au sein de l’Otan, alors il est mieux qu’il n’adhère pas une Otan de ce genre. Et la même chose vaut également pour l’Union européenne.
Je ne pense pas qu’à cause de ce qui se passe, l’idée de l’unification et de l’unité européenne soit enterrée. Elle est vivante comme elle l’était il y a une bonne dizaine d’années, parce qu’elle est un impératif de l’histoire. Seulement le temps et les circonstances sont maintenant différentes. Pour les jeunes démocraties européennes, y compris pour la Slovénie, c’est le temps du dégrisement. Elles continueront à s’engager en vue de leur adhésion à l’intégration européenne et euroatlantique, ceci étant une nécessité historique.
Mais ce qui est dommage, c’est qu’il n’y aura plus l’enthousiasme, les illusions et l’idéalisme d’avant. On ne se confronte pas au danger réel que représente pour l’humanité le régime de l’Irak, mais à la taille de pouvoirs entre les Etats-Unis et l’Europe et surtout à l’intérieur de l’Europe elle-même.
Qui pourrait en voir l’intérêt ? L’unité européenne peut encore se briser, mais qu’il serait difficile de la construire à nouveau. On a besoin aussi de l’alliance euroatlantique. Mais il ne peut y avoir d’alliance, si l’une de ses parties n’est pas capable de formuler sa position sur les problèmes clés de l’humanité, son intérêt et sa responsabilité envers eux. C’est une vue étroite que celle qui oublie que toute alliance est forte seulement autant qu’est fort son membre le plus faible. En ce moment semble-t-il, il n’est pas possible d’aimer et la paix et les Etats-Unis, et la paix et l’Europe en même temps. La guerre qui est à l’horizon et qui a divisé le monde et l’Europe est une guerre erronée.