Projet d'une Charte pour la Gouvernance Mondiale
1. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère – une ère de l’angoisse et du souci global, pressés par la brutale urgence du maintenant , et la nécessité d’agir sans délai. L’espoir d’inverser le cours des choses ne peut s’enraciner dans les réflexes traditionnels. L’heure est aux provocations constructives et aux volte-face les plus audacieuses contre l’ordre habituel des choses. Cet impératif absolu appelle à changer radicalement – et tout de suite.
S’il est urgent d’alerter, il est encore plus urgent de commencer.
Cette logique de commencement aurait pu prendre corps dès 2009. Hélas, de G8 en G20, de sommets bavards en indécision collective, s’éloigne peu à peu la perspective de tirer vraiment les enseignements des crises majeures que nous traversons. Les menaces qui pèsent sur l’existence de la planète ne semblent pas prises au sérieux par l’ensemble des responsables politiques et économiques dont l’humanité dépend. Il y a un réchauffement climatique inexorable et indiscutable, mais toujours aucun accord à l’échelle planétaire pour lutter réellement contre cette menace vitale pour la Terre des hommes. Il y a aujourd’hui tous les signes de la persistance d’une économie ultra-spéculative, ultra-financiarisée et aveugle à l’humain mais toujours aucune mesure sérieuse de régulation mondiale contre ce fléau destructeur des équilibres sociaux, facteur de misère sociale croissante et de souffrance humaine. Il y a enfin suffisamment de charges nucléaires disséminées de par le monde pour le faire exploser mais aucune action d’envergure encore pour éradiquer ce danger existentiel.
Si rien n’est fait aujourd’hui, et s’il reste quelques curieux pour écrire demain l’histoire de notre temps, ils n’auront pas d’autre choix que d’accuser les responsables de cette inaction de crime pour non-assistance à une humanité en danger.
2. Nous devons faire face à une incroyable conjonction de crises d’envergure mondiale : épuisement des ressources naturelles, destruction irréversible de la biodiversité, dérèglements du système financier mondial, déshumanisation du système économique international, famines et pénuries, pandémies virales, désagrégations politiques… Quoi qu’en diront les technocrates et les sceptiques professionnels, aucun de ces phénomènes ne peut être considéré isolément. Ils sont tous fortement interconnectés, interdépendants et forment une seule « polycrise » menaçant ce monde d’une « polycatastrophe ». Il est temps de prendre la mesure systémique du problème, pour lui apporter enfin des solutions intégrées – premiers jalons pour redéfinir les principes qui devront inspirer à l’avenir la conduite globale des affaires humaines.
3. Parce que ces grandes crises du 21e siècle sont planétaires, les hommes et femmes du monde entier doivent absolument mesurer leur interdépendance. Catastrophes survenues et catastrophes imminentes : dressée au carrefour des urgences, il est temps pour l’humanité de prendre conscience de sa communauté de destin. Point d’effet papillon ici, mais la réalité, grave et forte, que c’est notre maison commune à tous qui menace de s’effondrer – et qu’il ne peut y avoir de salut que collectif.
Leçon de la mondialisation par excellence, aucun de nos État n’est plus aujourd’hui en mesure de faire respecter un ordre mondial et d’imposer les indispensables régulations globales. La fin des tentations impériales, la fin de la seule domination occidentale et l’intervention croissante d’acteurs non-gouvernementaux marquent aujourd’hui les limites de la notion de souveraineté étatique et l’échec de son expression internationale : l’inter-gouvernementalisme.
Trop souvent, les intérêts nationaux, autant dire les « égoïsmes locaux » prévalent encore, transformant la scène internationale en forum de marchandages souvent sordides. Que ce soit en matière de lutte contre le réchauffement climatique, sur les questions énergétiques, la sécurité collective, le commerce mondial, et ailleurs encore, l’incapacité à s’élever au niveau des enjeux démontre la myopie congénitale des intérêts nationaux. Car dans ce genre de jeu à somme nulle, chaque concession est toujours vécue comme une défaite.
En outre, derrière la promotion de la multipolarité ne se trouve souvent que l’équilibre des influences et des aspirations nationales à la domination. Il faut donc travailler avec des modèles d’organisation alternatifs à l’hégémonie.
4. L’avènement de cette « communauté mondiale de destin » appelle la proclamation du principe de l’inter-solidarité planétaire, une véritable « Déclaration d’Interdépendance ». C’est à dire l’instauration d’une gouvernance mondiale digne de ce nom. Car il n’en existe à l’heure actuelle aucune. Certes des éléments de régulation internationale et quelques institutions agissent efficacement à l’échelle globale. Mais il faut repenser, pour les dépasser, les limites du droit international et de son principe fondateur, la souveraineté nationale – au nom d’un principe supérieur, au nom de la Justice. Car la gouvernance mondiale, c’est la capacité de s’élever au-delà des marchandages entre intérêts particuliers pour prendre des décisions politiques planétaires – au nom de l’humanité.
La « communauté internationale » ne peut plus demeurer une entité vague, dénuée d’incarnation politique et soupçonnée de biais pro-occidentaux. Voilà trop longtemps que l’indispensable réforme des Nations Unies se heurte à la Realpolitik dominant la scène internationale. L’incapacité à prendre en compte l’aspect systémique des problèmes, l’incapacité à faire évoluer le Conseil de Sécurité et l’incapacité à avancer sur des chantiers comme la création d’un Conseil de sécurité économique, social, et culturel illustrent les échecs de l’inter-gouvernementalisme. L’heure n’est plus à la stricte souveraineté nationale – mais à la solidarité mondiale.
5. Le premier pas vers la définition de cette solidarité mondiale passe par la reconnaissance universelle du concept d’interdépendance. Ainsi appelons-nous solennellement les pays qui se sentent les plus menacés par le réchauffement climatique à joindre leurs voix lors des négociations sur le climat, et proclamer leur volonté de mettre en commun une partie de leur souveraineté, pour provoquer enfin l’adoption de mesures efficaces. Dans le même esprit, il sera nécessaire que de multiples nations se joignent pour faire pression sur l’Assemblée Générale de l’ONU, afin d’aboutir à l’adoption formelle d’une Déclaration universelle d’Interdépendance. Car il faut donner force de droit à ce principe juste, et par nature supérieur au strict respect des souverainetés nationales.
Nous appelons ensuite à la création d’un creuset politique où puissent se définir concrètement les intérêts supérieurs de l’humanité, un lieu où puisse s’exprimer la diversité et la sagesse des cultures, à travers des représentants de la société civile et des autorités morales, intellectuelles et scientifiques. Nous en appelons enfin à retrouver l’esprit pionnier de la Charte des Nations Unies qui proclamait « Nous les peuples. »
6. Fidèle aux valeurs qu’il incarne, le Collegium International déclare sa volonté de contribuer activement à l’indispensable avènement d’une gouvernance mondiale. Premièrement, en réunissant une Convention mondiale, composée de représentants issus du monde politique et de la société civile, chargée de repenser le droit des peuples à l’âge planétaire. Car une fois l’interdépendance élevée au rang de norme universelle, il faudra inévitablement en tirer les conséquences les plus concrètes pour l’environnement, le commerce, les conflits, etc. Deuxièmement, le Collegium se propose de mettre en place une plateforme virtuelle de la société civile, espace de dialogue et de partage pour toutes les expériences et bonnes pratiques développées de par le monde pour répondre aux défis contemporains. Enfin, le Collegium fait vœu d’exercer la vigilance la plus intransigeante quant à la marche du monde. Et entend dénoncer publiquement sans la moindre hésitation, les décisions qu’il estime prises en fonction non de l’intérêt supérieur de l’humanité mais des arbitrages entre intérêts nationaux illégitimes.
Le 19e fut le siècle des nations industrielles et de leurs guerres, le 20e fut celui du règne des masses et des guerres totales. Mettons nous à l’écoute des courants souterrains de l’histoire : le 21e sera le siècle de la gouvernance mondiale – ou bien nous ne serons plus.
S’il est urgent d’alerter, il est encore plus urgent de commencer.
Commençons !
Sao Paulo, novembre 2009 – Pour Collegium-International.org
Fernando Henrique Cardoso, Michel Rocard, Milan Kucan, Stéphane Hessel, Edgar Morin, René Passet, Michael W.Doyle
Published in La Croix, December 17th, 2009