Le Nouvel Observateur. 15 Septembre 2005. Par Jean Daniel
Pour faire face aux dangers qui menacent le monde – politiques mais aussi économiques, écologiques, scientifiques -, une réforme de l’ONU ne suffira pas. L’heure est à la mobilisation citoyenne.
Les hommes, les êtres humains, sont condamnés à vivre ensemble sur leur planète. Mais tous le veulent-ils vraiment? Et se sont-ils donné les moyens de le faire dans le respect des uns et des autres? Avant que ne répondent à cette question les chefs d’Etat et de gouvernement réunis le 14 septembre à New York dans un sommet exceptionnel de l’ONU, un colloque a eu lieu à Paris le lundi 12, organisé par un groupe dont l’initiative, l’inspiration et les fonds viennent de la gauche américaine. Ce groupe, élargi à des personnalités européennes, se réunit chaque année depuis quatre ans dans un pays différent. En 2004 à Rome. En 2005, donc, à Paris. En 2006 ce sera au Maroc. C’est le professeur Benjamin Barber qui en est l’âme et le théoricien. A Paris, Michel Rocard exerce son autorité intellectuelle et représente le Collegium international éthique, politique et scientifique.
La réponse de ce groupe à la question posée au début sur les moyens d’une coexistence n’est pas négative. En principe, sur les plans juridique et moral, comme l’a souligné Stéphane Hessel, les valeurs proclamées en 1945 pour sortir d’Auschwitz et de Hiroshima ont été explicitées successivement dans la «Déclaration universelle des droits de l’homme» (1948), les conventions sur le droit humanitaire (1949) et dans les compléments à ces conventions au Sommet de la Terre de Rio (1992) puis à la Conférence mondiale sur les Droits de l’Homme de Vienne (1993). Ces valeurs demeurent inscrites dans tous les textes officiels et dans les Constitutions de tous les Etats démocratiques. Mais le bilan reste évidemment à faire puisque le xxe siècle, même s’il a fini par se délivrer des totalitarismes nazi et soviétique, même s’il a vu la fin des empires coloniaux et l’unification de l’Europe, reste l’un des plus barbares de l’Histoire.
D’un côté, des principes tels que les rêvaient Erasme, Montaigne et Montesquieu; de l’autre, une réalité qui invite à inscrire la barbarie dans l’évolution normale de la civilisation. Les 197 chefs d’Etat et de gouvernement du sommet exceptionnel estiment, au moins pour plus de la moitié d’entre eux, qu’une réforme de l’Organisation des Nations unies n’est rendue nécessaire que par la nouvelle répartition de la puissance des Etats. Ils ont dans l’idée que le Conseil de Sécurité, en particulier, ne représente plus l’équilibre du monde, même dans sa seule dimension démographique, puisqu’il y manque des pays comme l’Inde, le Brésil, le Nigeria. Le secrétaire général Kofi Annan, inspiré par des constitutionnalistes français, préconise aussi de profondes réformes dans le mode d’exécution des décisions prises au Conseil et en assemblée générale. C’est là qu’intervient le Mouvement pour l’Interdépendance. Aux yeux de ses animateurs, les vices de fonctionnement et les graves carences du passé ont été bien trop aggravés par des phénomènes absolument nouveaux et menaçants pour qu’il soit suffisant de «réorganiser» l’ONU.
Nous sommes dans un état d’alerte planétaire. Les problèmes posés par l’érosion des ressources physiques de la Terre et la surexploitation des mers et des forêts comme des espèces vivantes et des sous-sols; l’explosion scientifique et technologique, qui connaît une croissance exponentielle du fait de l’intervention de l’informatique; «le regroupement entre des mains de moins en moins nombreuses (surtout américaines) des leviers de l’économie mondiale»; enfin l’incapacité relative où se trouvent les Nations unies de relever tous ces défis: tout cela doit conduire à promouvoir un nouveau et vaste mouvement qui serait animé non plus par des organismes officiels mais par les sociétés civiles et les opinions publiques, de façon à faire de tous les individus des citoyens du monde interdépendants.
L’une des motivations d’espérance de cette gauche américaine vient de ce que le terrorisme du 11 septembre 2001, le désastre de la guerre d’Irak et la catastrophe de Louisiane ont convaincu les Américains – contre George Bush – qu’ils ne pouvaient plus tout faire tout seuls et que l’unilatéralisme était devenu une dangereuse absurdité. L’intérêt de ce mouvement est qu’il tient compte des réalités internationales, de la force des nationalismes et des faiblesses des individus. Il s’agit d’organiser des mobilisations d’énergies individuelles pour alerter les responsables et alarmer l’opinion. Il n’y a que devant l’urgence du danger que les hommes prennent conscience de leur interdépendance, de l’identité de leur condition et de leur volonté d’agir.